Justine Skahan, Impermanent Dwelling, graphite sur papier, 9 x 12, 2022
Une résidence tout en errance
Invitation ! Soirée festive : présentations d’artistes et fricot
Le jeudi 23 mars à 18h
Venez partager un ragoût traditionnel acadien avec les artistes Justine Skahan et Rémi Belliveau ainsi qu’avec l’autrice Catherine Barnabé, et assistez à la présentation de leurs réflexions développées dans le cadre du projet Une résidence tout en errance.
Notre liste d’invités est déjà complète. Merci pour votre intérêt !
Rémi Belliveau
Tout en errance est un projet de résidences croisées initié par Occurrence et développé en collaboration avec AdMare au cours duquel les projets artistiques prirent forme sur la route, entre Montréal et les Maritimes. Deux artistes effectuèrent ce parcours : Justine Skahan voyagea de Montréal vers les Îles-de-la-Madeleine au printemps 2022 et Rémi Belliveau partit des Maritimes vers Montréal à l’automne 2022. Catherine Barnabé échangea avec les deux artistes à titre d’autrice et d’observatrice afin de contribuer au processus par le biais de l’écriture.
Justine Skahan : justineskahan.com
Rémi Belliveau : ruinebabine.com
Catherine Barnabé : catherinebarnabe.com
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« Ces errances ne sont pas les miennes, je les ai observées de loin, de chez moi. Avec du recul, celui de la distance et du détachement.
Justine et moi avons souvent discuté ; elle me racontait son voyage comme à un journal et je lui servais de repère dans ses déplacements incessants. Dans sa quête – finalement plus métaphorique que réelle – de trouver une maison, elle a découvert plus de questions que de réponses.
De Rémi, j’ai reçu des cartes postales et des lettres signées Évangéline. Dans ces missives provenant d’un autre siècle et adressées à une ancêtre, elle raconte son voyage lors duquel elle rentre chez elle à la suite d’un long exil forcé.
Deux fils narratifs bien distincts qui possèdent pourtant la même aspiration : habiter, (re)trouver l’endroit que l’on appellera maison. Justine cherche une maison. Évangéline revient à la maison. »
– Catherine Barnabé
Habiter les errances
Catherine Barnabé
Texte témoin des résidences de Justine Skahan et de Rémi Belliveau
Observer les errances. De loin. Avec du recul. Celui de la distance et celui du détachement. Ce ne sont pas mes errances, ce ne sont pas mes déplacements. Ce ne sont ni mes recherches ni mes rencontres. Pourtant, j’en suis témoin.
Je repense à mes conversations avec Justine. Des questions semblables qui surgissent. Une certaine cohérence dans les réflexions. Des préoccupations exprimées qui se répondent. Comment trouver cet endroit où l’on voudrait rester, où l’on serait à la maison ? Comment un lieu devient-il un chez-soi ? Et si ce n’était pas l’architecture qui le faisait, mais plutôt ce qu’il fait résonner en nous ?
Je relis les lettres et les cartes postales signées Évangéline et provenant d’un autre siècle. Adressées à une autre que moi, une ancêtre, disparue depuis longtemps. Des archives d’un voyage, créées de toute pièce. L’archive comme ancrage à un récit passé, celui d’un retour au pays suite à un long exil forcé. Un récit, de départ et de retour, fictif où les espaces mais aussi les temporalités se superposent.
Au départ, je ne vois pas de fils à rattacher pour lier ensemble les deux expériences. Puis, je comprends. Que malgré les formats très différents et qu’au-delà des processus qui sont presque à l’opposé, l’aspiration est la même. Habiter. (Re)trouver l’endroit que l’on appellera maison.
Justine cherche une maison.
Évangéline revient à la maison.
De ma posture d’observatrice, ils me semblent longs ces chemins parcourus si rapidement. Ils m’apparaissent loin ces lieux visités. Depuis les errances, le temps a passé. Mes idées sont toujours en construction et reflètent le caractère passager des expériences. Intéressant de tenter de trouver une emprise sur ce qui ne nous appartient pas, sur ce qui est hors de nous tout en nous étant un peu adressé. Comment faire perdurer leur voyage qui aussitôt s’est effacé ? De quelle manière poursuivre les dialogues ? Il faut que l’échange soit réciproque. Nous devons nous accueillir. Dans la distance et dans le temps.
Justine Skahan : D’abord s’habiter.
Les déplacements de Justine ont été des errances cadrées. Elle savait jusqu’où elle irait : les Îles-de-la-Madeleine. Elle savait ce qu’elle voulait repérer : des maisons à vendre, possiblement habitables. Tout se résume à cela : la recherche d’un espace potentiel. Trouver un lieu où l’on voudrait rester, où l’on aimerait construire. Un espace un peu plus permanent dans lequel on se sent assez bien pour se déposer. Car on ne peut pas appartenir à tous les lieux.
Quels sont les éléments qui nous font retrouver un confort familier ? Qu’est-ce qui fait qu’un endroit nous attire plus qu’un autre ? Qu’on veuille y vivre plus qu’ailleurs ? Qu’on s’y sente chez soi ? De quelles façons l’architecture nous influence-t-elle, affecte-t-elle notre qualité de vie ? Est-ce que tout est dans la conception de l’espace ? Dans la façon dont la lumière entre ou dans l’intensité de l’éclairage, dans les couleurs et les textures ? Ou est-ce quelque chose de plus intangible ? Un peu de tout ça, probablement. Puisqu’il s’agit plus d’une impression qui nous traverse – notre corps dans l’espace – et qui déclenche une réaction émotive que d’une rationalisation spatiale.
Ces questions ponctuent nos échanges réguliers.
Au fil de la route, Justine s’est heurtée à diverses façons d’habiter et de concevoir l’habitat. Certaines qui l’ont bousculée, d’autres qui l’ont mystifiée. Un abri qui peut être menacé par une nature fulgurante ; des surenchères qui forcent des gens au nomadisme ; des transformations imposées par des facteurs externes ; la peur de l’étranger et de l’inconnu.
La maison est censée nous survivre. Quelle permanence a-t-elle si elle est menacée par l’érosion ?
Un habitat est censé nous être accessible. Et si l’on nous en dépossède ?
Notre chez-soi est censé être un espace réconfortant. Mais si finalement il est nuisible ?
Elle remarque que des villages lointains font maintenant face aux mêmes enjeux que les quartiers qui se développent dans les grandes villes. Souvent, c’est la présence des artistes qui est le point de bascule. Réflexions croisées : penser améliorer son sort mais participer au problème.
Justine n’a finalement pas dessiné sur la route. Tout ce qu’elle a rencontré a semé d’autres pistes, d’autres sentiers à envisager ce sont tracés, et l’ont un peu éloignée de ses aspirations premières. Pour le mieux. Car c’est dans l’inconfort, dans le retrait du quotidien que l’on peut comprendre l’espace et donc savoir de quelle façon nous voulons l’habiter.
L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer […] mais de l’interroger, ou, plus simplement encore de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie.[i]
Le voyage permet de bousculer cette vie afin de mieux la voir.
Cependant, se déplacer, c’est parcourir un territoire auquel on n’appartient pas.
Sur la route, Justine écoute d’ailleurs un livre audio qui traite de la notion de propriété des terres en Amérique et de la façon dont celles-ci ont été volées et ensuite mal redistribuées. L’idée d’être propriétaire d’une portion de ce territoire semble soudainement bien étrange.
Faut-il devenir propriétaire pour être une personne pleinement accomplie ?
Quelques jours plus tard, rendue à l’Île-du-Prince-Édouard, elle se questionne sur la notion d’identité. Se sent-on vraiment Canadien·ne ? Avec tout ce que cela comporte, avec tout le poids et les relents de l’histoire. Comment se manifeste l’appartenance à un peuple ? Cela nous dépasse un peu toutes les deux. Quels sont ces traits identitaires ?
Mais revenons aux déplacements. Peu importe la façon dont on voyage, notre posture est toujours celle d’une touriste.
Je suis une touriste, mais je pense que je suis le bon type de touriste. Je suis ici pour observer la ville, plutôt que pour en acheter des bouts et des morceaux.[ii]
Même lorsque le but n’en est pas un de plaisance, mais de création. Le passage est une impermanence. Les visiteur·euse·s ne sont rien de plus, même si on le souhaiterait autrement. Donc, c’est plutôt sur cette errance que Justine doit miser. Cette posture en est une d’observatrice qui peut être bénéfique à son travail. En retrait de son quotidien, elle est témoin de celui des autres. Elle voit clair.
Justine reste une journée dans chaque ville, elle en fait le tour en voiture, mais marche aussi.
La marche permet une perspective différente, une lenteur qui favorise l’attention ; la déambulation physique mène à un mouvement de l’esprit. L’errance comme forme de création n’est donc pas inusitée.
Justine me dira que chaque lieu visité est comme une expérimentation en atelier ; elle doit faire plusieurs essais avant de trouver une idée à pousser plus loin ; elle doit visiter plusieurs endroits avant de trouver où elle voudrait rester.
Au fil de nos discussions, de la distance – celle des kilomètres et celle des jours écoulés – et de la fébrilité du voyage (de son souvenir pour moi), un constat émerge : pour être bien n’importe où, il nous faut un bon ancrage. Être son propre port d’attache. S’habiter d’abord.
Rémi Belliveau – Ensuite y revenir
Des lettres et des cartes postales adressées à Béatrice Parant, mon arrière-grand-mère, sont arrivées par la poste. Elles sont signées Évangéline. La mère de ma grand-mère est décédée en 1996. Les missives racontent le récit d’un retour vers la maison suite à un exil que l’on sait long, une vie entière, à attendre, à espérer. C’est à partir de ces archives que je tente de reconstruire l’histoire de cette femme, d’entrer en dialogue avec elle. Je n’ai accès qu’à certaines parties de son récit que je sais fictif, l’exil et le retour. Les morceaux dont je dispose sont ceux d’un voyage d’octobre (année inconnue), où elle serait partie des États-Unis pour se rendre jusqu’en Nouvelle-Écosse en passant par le Nouveau-Brunswick. Elle rentre à la maison.
Évangéline écrit :
J’y ai dit que j’mappellait Evangeline, que j’étais in acadienne déporté de Grand Pré pis que j’viennais juste de trouver ma·on dou·ce mourrant·e à la Philadelphia après une vie d’errance à le·a chercher aux états. 4 octobre
Gabriel·le, l’amour perdu, cherché, retrouvé juste à temps pour son dernier souffle. La quête achevée, Évangéline peut rentrer à la maison. Plus rien ne la rattache ailleurs. Revenir.
Le récit d’Évangéline n’est peut-être pas réel, mais je possède des cartes postales qui me font croire le contraire. En tout cas, le voyage de Rémi l’a été.
Les cartes postales incarnent la distance. On les achète à un endroit pour les envoyer à un autre, ambassadrices de ce lieu que nous visitons. C’est leur usage. Nous croyons si profondément au lien entre les cartes postales et les lieux qu’elles deviennent la preuve que nous y sommes allé·e·s.[iii]
Elles témoignent ainsi de l’existence d’un lieu, souvent même cet endroit y est représenté. Mais surtout, elles confirment le voyage. Elles sont aussi en décalage – temporel et spatial – avec leur destinataire. Ici, elles arrivent à la fois de l’année dernière et du siècle dernier. Elles proviennent à la fois de Rémi, d’Évangéline et de l’incarnation qu’en fait Rémi.
Évangéline écrit :
Passé la journée à faire du sight seeing – visité le site de l’habitation de Port-Royal pis le hameau des Melansons : ma parentée. C’est weird de voir que Fort Anne a survécu, Port Royal rebattis pis les logis des acadien·ne·s y reste pu rien. 11 octobre
Elle aussi, elle adopte la posture d’une touriste.
L’espace est toujours hétérogène – composé de nombreuses couches narratives, rien n’est neutre, tout est construit par le temps – mais dans ce récit l’espace est plus que jamais multiple. Car ce sont aussi les temporalités qui se superposent aux lieux. Anachronismes spatiaux.
Des sols réellement foulés et d’autres qu’en pensées. Par contre, tous ces lieux existent.
La temporalité du premier récit.
Tout le temps qui passe.
La temporalité d’un autre qui s’y superpose dans son invention.
La temporalité du voyage d’octobre.
Le flou des époques.
Le délai de réception des cartes qui pose la destinataire constamment en décalage.
Des cartes adressées à une ancêtre.
Le doute épistolaire.
Évangéline écrit :
Aujourd’hui, été au Cap Blomdon pour gratter la terre, à la recherche de roches précieuses comme des crystals pis des minéraux. […] Des belles affaires que j’ai décidé de nommer des Evangelite – une pierre en mon honneur! 13 octobre
L’expérience demeure tout de même réelle. Le document est-il une fin en soi ?
À ces cartes et à ces lettres s’ajoutent des photographies argentiques. Rémi reprend la pose mythique de la représentation de la figure d’Évangéline.
La création d’archives peut semer le doute, mais aussi permettre une histoire et, surtout, de se la réapproprier. L’archive accumule des traces mémorielles et recoud le temps. Des archives dont il manque toujours des bouts. Qui permet à celles et ceux qui les trouvent d’imaginer le récit en entier, comme bon leur semble. L’archive offre la possibilité de prendre du recul ; de réviser, de repenser, de ré-observer. Tous ces potentiels ; ce qui a été et aurait pu devenir, ce qui est ou n’a jamais été. Ce qui perdure. Et ce qui n’est plus.
Le récit du retour est imaginé dans tous ses détails. Des moyens de transport empruntés à la vaisselle et aux plats typiques, jusqu’à une correspondance qui lui aurait été contemporaine. La figure d’Évangéline n’est pas étrangère à notre époque puisqu’elle s’incarne dans le respect de la sienne. Et son ancrage se déploie à partir de racines communes.
Même le premier récit d’Évangéline n’est que fiction et pourtant il y en a des traces, Évangéline écrit :
À Moncton aujourd’hui pour rencontrer la direction de la Marvens Biscuits Co. qui voulons faire des « Evangeline Cookies ». Y m’avons montré une bunch de dessins avec diffarent brandings pis des dessins de moi. J’ai donner mon O.K. – toute était vraiment beau. 15 octobre
Commercialiser l’histoire de tout un peuple éprouvé. En faire une attraction touristique.
Évangéline, toujours :
Passé la journée à Grand-Pré sur le « site » de ma déportation – y’a une croix pour marquer le lieu but y l’avons mis à la mauvaise place. J’ai rencontré un artiste pour faire mon portrait officiel que le poète va user pour faire sa promotion – c’était bien j’aime mon portrait. 12 octobre
Un jour ce sera un souvenir.
Et le jour d’après, il y aura une plaque.
Et un jour, on passera devant, avec autre chose à protester ou à prouver, et peut-être que l’on pensera à nous.[iv]
Dans cette incarnation, Évangéline retrouve des lieux qui ont voulu la célébrer, l’histoire aussi lui a construit de nombreuses archives. Elle suit ses propres traces, magnifiées par d’autres. Elle y revient. Elle aussi, finalement, s’habite.
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Et il y a le voyage et les sillons du territoire qui se sont creusés. Les mouvements furtifs des déplacements ont semé quelques pistes, ont laissé quelques traces. Certaines un peu floues et d’autres bien dessinées. Mes pensées se sont déplacées suivant le cours de mes réflexions, de leurs explorations. Loin est le désir de vouloir fixer les choses et les êtres. Il s’agit plutôt pour moi de laisser venir tout ce qui émerge ; à partir des travaux des artistes, sentir les errances m’habiter moi aussi.
[i] Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974. Insert.
[ii] Lauren Elkin, Flâneuse: Women Walk the City in Paris, New York, Tokyo, Venice, and London, Londres, Vintage, Penguin Random House, 2016, p. 126. [Traduction libre]
[iii] Ibid., p. 214. [Traduction libre]
[iv] Ibid., p. 209. [Traduction libre]