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Conscient et inconscient, 2020

Guillaume Adjutor Provost 

Belles eaux

18 mars – 24 avril 2021

Vernissage : afin de respecter les mesures sanitaires actuellement en vigueur, les vernissages sont malheureusement annulés pour l’instant.

 

 

Guillaume Adjutor Provost

En conversation avec

Sébastien Hudon et

Evariste Desparois

 

Le XXIe siècle fascine par les profondes transformations technologiques qui s’y opèrent. Si le siècle précédent aura été celui de la production, les dernières décennies nous forcent à reconnaître l’économie émergente des données. D’aucuns pointeront les diverses crises qui s’y fomentent et les luttes à tenir envers la post-démocratie et la post-vérité. Comment penser les notions de liberté ou de libre arbitre, alors que l’on extrait de notre présence numérique, souvent à notre insu, des donnés aussi factuelles qu’émotionnelles ? Comment envisager un monde où les émotions forment des unités d’observation, quantifiées, comparées, analysées ? En s’appuyant sur la psychologie de masse, que sont les pulsions, les motivations, les affects ? Spinoza soutient que c’est le désir qui mobilise les êtres humains pour passer aux actions, mais que c’est l’affect qui influencera la direction que prendront celles-ci. Suivant cette même réflexion dans Éthique (1677), Spinoza pose une distinction entre l’affection (affectio) et l’affect (affectus). L’affect relève du conatus (la force d’exister d’un être) influencé par des évènements extérieurs, qui le pousseront à désirer quelque chose et à agir en conséquence. Une posture spinoziste permet de recentrer l’importance des affects dans les trajectoires d’action. Qu’est-ce qui nous motive ? Qu’est-ce qui nous transforme ? La série d’œuvres produites pour l’exposition Belles eaux partage cette inquiétude pour la véracité des expériences émotionnelles que l’on vit au regard d’un quotidien numérique sans cesse teinté par les bulles de filtres algorithmiques.

 

Les derniers mois ont précipité une mise en examen de la fluidité ou de la volatilité des émotions par lesquelles nous semblons être régis. Départager le vrai du faux, le senti du fabriqué. Les œuvres murales reprennent l’idée d’une succession rapide de champs émotionnels : joie, tristesse, colère, peur. Chaque pièce est composée d’un tirage photographique argentique sur coton surteint, parfois augmenté de dessins. À proximité, la série regroupe des objets usuels et des substances qui modulent les relations sociales : verres à alcool, cendriers, plantes psychotropes. Certains clichés sont des trompe-l’œil et révèlent un processus photographique par addition afin de produire des images en apparence fortuites. Pour leur part, les dessins proviennent d’une pratique journalière d’esquisse, influencée par les illustrations caricaturales de Theodor Kittelsen (1857-1914). Les dessins sont répétés en motifs, alors que ces derniers sont sciemment sélectionnés et reproduits par un procédé mécanique. Les compositions relèvent d’une superposition de systèmes graphiques pointant vers l’interrelation de l’intime et de l’extime, ce qui est caché et ce qui est révélé.

 

Dressée au centre de la galerie, la sculpture Conscient et inconscient prolonge l’idée des champs émotionnels en une charge invisible. Réalisée à partir d’acier recyclé issu de barils ou de canalisations d’aqueduc, la sculpture reconstitue un appareil de cuisson, célébrant au passage celles et ceux qui sont historiquement les instigateurs/trices des actions transformatrices. Une accumulation de savoirs, de postures et de langages qui s’additionnent en un fragile édifice mental. En outre, la sculpture s’inspire des fours alchimiques et se pose comme un monument précaire à la charge émotionnelle qui accompagne les grands bouleversements. Cette série d’œuvres récentes est mise en relation avec les recherches du commissaire indépendant Sébastien Hudon, ce qui a mené à l’inclusion de fac-similés d’œuvres du photographe Evariste Desparois (1920-?). Au sol, la pièce Transfert réunit dans un module trois tirages d’une série de photomontages réalisée en 1948. Il apparaît une corrélation symbolique entre la série de tableaux et l’approche surréalisante de Desparois : horloge, satyre, espace liminal. Des imbrications qui traitent de l’expression des désirs. Encore, la mise en exposition des œuvres de Desparois – pour l’essentiel absent de l’histoire de l’art québécois – résulte d’un processus d’enquête. Serait-il possible que les entrées biographiques dont nous disposons pour l’instant positionnent Desparois comme un des trop rares artistes québécois modernistes issus de la diversité sexuelle, indiquant au passage l’invisibilisation historique des pratiques des personnes LGBTQ+ ? À ce sujet, l’intérêt envers son parcours artistique demeure aussi saisissant que le mystère qui entoure sa vie privée et sa disparition.

 

Guillaume Adjutor Provost aimerait remercier l’équipe d’Occurrence, espace d’art et d’essai contemporains, Lili Michaud, Sébastien Hudon, Laurence Dubuc, Frédérique Thibault, Rémi Martel, Paul Bourgault, Marie-Andrée Godin, Maude Veilleux.

 

 

Mais où dans le monde est Evariste Desparois (1920-?) ?

Histoire d’une disparition

 

 

Les trois fac-similés que nous présentons ici au sol ont été réalisés depuis des tirages d’exposition originaux sur papier au gélatino-bromure mat et collés sur carton fort. Titrées, signées et datées par leur auteur dès leur création, ces impressions uniques ont été rapatriées depuis une enchère tenue dans une maison de vente de Marseille (France) en octobre 2020. C’est la première fois que nous pouvons les revoir à Montréal après soixante-quinze ans d’absence.

 

Le photographe à l’origine de ces photomontages par assemblage de négatifs se nomme Evariste Desparois – parfois orthographié « Des Parois ». Étrangement, bien que nous ayons l’opportunité de revoir ses œuvres aujourd’hui, l’artiste, lui, continue de se faire élusif. Il y a tout lieu de croire qu’il serait né dans la région métropolitaine de Montréal vers 1920. Ce n’est cependant qu’une approximation, car nos tentatives pour constituer sa généalogie, ses lieux et dates de naissance ou de décès demeurent infructueuses à ce jour.

 

Suivant les journaux et publications d’époque, nous apprenons qu’entre 1945-1948 et alors qu’il est dans la métropole, Desparois produira une suite exceptionnelle de photomontages surréalisants inspirés des poésies de Baudelaire ou d’œuvres musicales des compositeurs les plus connus – Beethoven, Debussy, Ravel, Satie, Stravinsky, Wagner. C’est d’ailleurs de ce corpus que sont issus les trois fac-similés, mince échantillon des soixante-quinze œuvres qui composaient l’ensemble original.

 

À la veille d’un départ pour une tournée d’expositions européennes à la fin août 1948, Desparois montre d’abord une sélection lors d’un accrochage éphémère destiné aux journalistes dans les locaux de la revue culturelle Le Passe-Temps. À ce moment, le photographe est un proche collaborateur du périodique montréalais, où il publie sporadiquement des portraits de personnalités artistiques émergentes ou déjà célébrées – acteurs, compositeurs, interprètes, peintres et poètes. Après un bref passage à New York, il participe aux mondanités sur un transatlantique qui le mènera en Suède en compagnie de son amie, l’écrivaine Françoise Gaudet-Smet, et du fils de celle-ci, François.

 

Dans les deux années qui suivent, Desparois emporte avec lui toutes ses compositions photographiques dans un grand portfolio qu’il quitte rarement. Soutenu par les autorités diplomatiques et culturelles canadiennes, il expose ce corpus en Europe en commençant par les pays scandinaves. Partout où il passe, il ne manque pas de se faire remarquer. D’abord, à Stockholm où la revue suédoise Foto lui aurait consacré un dossier (toujours introuvable), puis à Helsinki en Finlande où le club photographique de la cité organise un dîner en son honneur. Le voilà encore à Oslo, Copenhague, Paris, Bruxelles et enfin à Lucerne pour la première grande exposition internationale de photographie pilotée par l’Unesco et qui pavera la voie à la non moins fameuse exposition Family of Man (1955).

 

Son arrivée à Paris est triomphale. Pour s’en convaincre, il faut lire les commentaires rapportés dans la presse montréalaise pour le vernissage du 25 janvier 1949 de son exposition Photos imaginaires tenue à la Galerie L’Arc-en-ciel, introduite par Renée Moutard-Uldry du journal culturel Arts. Le Tout-Paris mondain y est invité. Parmi les présents on note : les auteurs Jean Cocteau et Marcel Aymé, le compositeur Olivier Messiaen, mais encore les photographes Brassaï, François Boucher et Laure-Albin Guillot. C’est vraisemblablement à cette occasion que Desparois rencontre plusieurs membres des groupes surréalistes européens aux visées internationalistes.

 

On présume que c’est peu de temps après cet évènement qu’il se met à fréquenter André Breton, devient un proche ami du photographe Emmanuel Sougez et gravite dans l’entourage du compositeur Georges Auric connu pour la musique de La Belle et la Bête, le film de Jean Cocteau. Lors de son passage à Bruxelles à la Petite Galerie du Séminaire des arts en juin 1949, il capte l’attention du groupe CoBrA qui parle de son travail en termes élogieux dans sa revue éponyme. Il est d’ailleurs très probable qu’il expose en ce lieu par l’entremise de ce groupe puisque c’est là, dans les mois précédents, que fut présentée leur propre exposition inaugurale.

 

Installé dans le Paris effervescent de l’après-guerre, il s’allie à plusieurs designers tels Christian Dior ou Nina Ricci à l’occasion d’une publication collective qu’il illustre d’une suite de quinze compositions photographiques. Dans une entrevue accordée à un journaliste allemand en exil, Germaine Guèvremont parle des difficultés financières que Desparois éprouve à Paris, mais le reste ne nous est rapporté qu’épisodiquement par divers journalistes et chroniqueurs ; de ses séjours français prolongés, il ne nous est parvenu que des bribes. On le retrouve lors de quelques sauts à Montréal en 1952 où il expose de nouveau son corpus originel au Cercle Universitaire, puis à Québec en 1954 au Musée de la Province. Il serait retour au pays en 1958, puis nous arrivons à le suivre jusqu’au début des années 1960 alors qu’il travaille à l’ouvrage de Jean Palardy sur les meubles anciens du Canada français, moment où il semble cesser de publier son travail. Puis il refait surface dans un article du collectionneur Gilles Rioux publié en 1975 dans Vie des Arts et où l’on peut voir d’autres œuvres de l’ensemble de 1948.

 

Que s’est-t-il passé pour qu’un artiste contemporain des signataires de Prisme d’Yeux et du Refus Global – séparé de nous de seulement quelques dizaines d’années – puisse avoir été à ce point occulté de l’histoire de l’art du Québec ? Qu’est-il advenu de la soixantaine de photomontages complétant le corpus de 1948 ? Si elles existent toujours, où sont conservées ses archives ? L’histoire se rompt quelque part. Travaillait-il sous un pseudonyme, changeant d’identité au début des années 1960 ? Serait-il question d’un décès survenu à l’étranger et n’ayant pas été rapporté ici ? Comment la disparition d’Evariste Desparois ainsi que le morcellement de son œuvre racontent-ils le sort réservé à tant d’artistes ? Entre les faits et les hypothèses, une part importante de mystère demeure.

 

Les Fleurs du mal – L’Horloge – Baudelaire, 1948

La Danse profane – Claude Debussy, 1948

L’Oiseau de feu – Stravinsky, 1948

 

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